Pour ce 21e décembre, un conte


 


Illustrations: Josée Masse
La chasse-galerie

Je venais à peine d'avoir 18 ans, et c'était mon cinquième hiver dans les camps de bûcherons de la Gatineau. Nous étions à la veille de Noël. Dehors, la neige recouvrait les cabanes à la mi-hauteur, un froid sibérien faisait craquer les arbres et de temps en temps, la complainte des loups résonnait du fond de la forêt.

Certes, il était difficile de ne pas penser à la famille, aux enfants, aux femmes et à la musique, mais ce soir-là, un petit baril de rhum, cadeau du «foreman», Jack Jones, avait réchauffé nos coeurs.

Me voilà étendu sur mon lit, tout habillé, rond comme un oeuf. J'ouvre un oeil et j'aperçois Jack Jones qui se penche au-dessus de moi. «Aimerais-tu retrouver ta Suzanne ce soir?» me demande-t-il.

Suzanne habitait à Montréal, à plus de 100 lieues d'ici. Je m'en ennuyais à mourir et j'aurais vendu mon âme pour être avec elle.  «Avec la dernière bordée de neige, ça me prendrait un mois à pied ou à cheval, Jack!», m'écriai-je. «Nous ferons le voyage en canot dans les airs et dans moins de deux heures, tu seras à Montréal. Nous irons à la fête après la messe de minuit et à 6 heures demain matin, nous serons revenus au chantier», dit Jack.

Des frissons me traversèrent le corps. Depuis le temps que j'entendais parler de la chasse-galerie! «Le principal, c'est qu'il fasse beau. Pour faire la chasse-galerie, il faut un nombre pair - deux, quatre, six ou huit. Nous sommes sept, tu es le huitième - Fais ça vite, y a pas une minute à perdre», me dit-il.

On embarqua: Jack Jones, deux autres gars et moi, dans un grand canot près d'une cordée de bois. Quatre hommes du camp voisin nous attendaient. «François, tu connais ça la chasse-galerie: à la barre!», commanda Jack Jones.

François s'installa à l'arrière du canot. Tout en nous toisant, il nous lança d'une voix forte: «On va tous prêter serment au diable, mais si vous faites ce que je vous dis, on s'en tirera facilement. Pas de sacres, ni de boisson, ensuite ne jamais prononcer le nom de Dieu, ni toucher à une croix de clocher, ni même en frôler une avec le canot ou avec vos avirons. Maintenant répétez avec moi: Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes si d'ici 6 heures nous prononçons le nom de ton maître et le nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix pendant le voyage. À cette condition, tu nous transporteras dans les airs au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier. Mustaphis, Mustaphas, Mustapha. Fais-nous voyager par-dessus les toits».

À peine avions-nous répété ces paroles que le canot s'éleva au-dessus des camps, des arbres et des montagnes. La blancheur de la neige contrastait avec le noir de la forêt. Le ciel était parsemé d'étoiles et la lune était au rendez-vous, tout comme la rivière Gatineau. François était bon navigateur et bientôt nous aperçûmes des milliers de petites lumières: Montréal. «Attention vous autres, nous allons atterrir dans le champ de mon oncle Richard, de là nous trouverons bien quelque fête dans le voisinage. Mustaphis, Mustaphas, Mustapha», cria François.

Tout de suite après ces mots magiques, le canot atterrit dans un banc de neige, dans la cour du parrain à François. Le hasard faisant bien les choses, la maison de ma bien-aimée n'était pas très loin de là. Je frappai à la porte et la mère de Suzanne me répondit. Elle me dit que les vieux étaient chez l'oncle Richard. Les jeunes eux, fêtaient chez Aurélia Côté, de l'autre bord du fleuve, à Contrecoeur.

«Tout le monde chez Aurélia!»
Et nous voilà repartis. À peine le temps de monter dans le canot que nous sommes rendus à Contrecoeur, au-dessus de la maison d'Aurélia Côté. Nous cachâmes le canot près de la maison. «Surtout, pas de bière ni de fort, et surveillez vos paroles. À 6 heures, nous devrons être de retour au chantier, sinon gare à nous!», nous rappela François.

Le père d'Aurélia nous ouvrit, et nous entrâmes vers la chaleur, la danse, les rires, les femmes et la bouffe. Tout le monde était surpris de nous voir et nous posa une foule de questions. François fut le premier à plonger dans l'alcool fort. Jack et les autres suivirent peu après. Moi, j'étais trop occupé à courtiser ma Suzanne au son du violon et des chansons à répondre. On dansa pendant trois bonnes heures, une danse suivant l'autre. On était infatigables. J'avais retrouvé la femme de ma vie, au risque d'y perdre mon âme. À un moment donné, Jack Jones vint m'avertir : «Il faut partir tout de suite, sinon gare à nous». Je ne voulais plus partir, mais je n'avais pas le choix. Pour ne pas éveiller l'attention, nous nous esquivâmes les uns après les autres. J'eus à peine le temps de faire mes adieux à Suzanne.

«Mustaphis, Mustaphas, Mustapha, fais-nous voyager et ramène-nous là-bas».
Notre canot s'éleva dans les airs et nous refîmes le même chemin pour revenir au chantier de la Gatineau. François était franchement saoûl, et en arrivant il fit une fausse manoeuvre. Le canot plongea et s'accrocha à la cime d'un gros sapin. Tout le monde se ramassa tête première dans les bancs de neige. Jack sacrait comme un démon, moi je remerciais intérieurement le ciel d'être encore en vie.

Le lendemain, quand je rappelai notre aventure à mes compagnons, personne ne s'en souvint: ils avaient tous trop bu!
Curieusement, Jack avait disparu...

Adapté par Rémy Caset, des Parfaits Salauds